DUCHESNEAU LE NOUVEL ELIOT NESS

Pour ceux qui ne savent pas qui est Eliot Ness, un petit retour en arrière. Cet enquêteur au service du Trésor américain est passé à l’histoire comme étant celui qui a réussi à faire tomber Al Capone. Un homme sans peurs ni reproches qui a fait écrouer le puissant caïd, non pas pour ses nombreux crimes, mais pour fraude fiscale et entorses à la loi de la prohibition sur l’alcool. Il est mort naturellement en 1957. Ses mémoires posthumes seront publiées sous le titre « Les Incorruptibles »,

desquels seront tirés une fameuse série télévisée portant le même nom avec Robert Stack dans la peau de Ness, et au cinéma avec Kevin Costner. Le nom d’Incorruptibles vient de ce que la petite équipe entourant Ness était constituée de neuf braves qui ne pouvaient en aucun cas être achetés. En 1935, Ness deviendra directeur de la police de Cleveland, tout comme Duchesneau sera celui de la police de Montréal. Ness s’attacha tout particulièrement à piéger avec succès « Scarface », le surnom de Capone, tandis que notre Duchesneau vise, lui,  un plus gros gibier, un gouvernement présumé corrompu, des municipalités et des entrepreneurs en construction en mode corruption. Un mandat très ambitieux.

LE DÉNIGRER

Tout comme Jean Charest l’a fait avec le carré rouge, qu’il a diabolisé comme étant le symbole même de l’anarchie, son gouvernement s’en prend, à travers son procureur, à la crédibilité de Duchesneau. Vous avez vu Me Boucher, qui s’attardait à des détails aussi insignifiants comme l’aménagement du lieu de travail de l’enquêteur chef et la place des toilettes. Duchesneau, exacerbé, l’a rappelé à ses devoirs en lui disant qu’il perdait un temps fou à des détails futiles, alors qu’il s’était donné la peine, bénévolement, de produire un rapport choc sur la corruption dans la construction et qu’il n’en faisait même pas mention! L’air de dire aussi qu’il n’était pas venu comme témoin principal pour gaspiller son temps.

Tout comme on comprend mal l’acharnement de l’avocate du Parti Québécois qui a surpris bien des commentateurs, blâmant Duchesneau d’avoir pris cette initiative personnelle d’enquêter pour ses fins propres, sans mandat en bonne et due forme. En réalité, a-t-on besoin d’une bénédiction particulière pour dénoncer un crime? Le SPVM a bien sa ligne Info Crime, qui permet à quiconque de faire de la délation sans s’identifier. Tout comme vous pouvez arrêter de votre propre chef, si vous en avez la possibilité, un individu qui est en train de frapper un autre type et le livrer ensuite aux forces policières.

Si on bûche à coups redoublés sur Jacques Duchesneau, c’est qu’il est devenu l’homme à abattre. Il en sait trop et devient gênant. On a donc trouvé, comme premier moyen, de miner sa compétence aux yeux du grand public. S’il s’est laissé surprendre dans un premier round, il a décoché tout un direct à ceux qui essaient de le faire voir comme un improvisateur. Je crois que nous avons devant nous la définition-même d’un héros. Ce sera intéressant de le voir à la rentrée de septembre, lors de la reprise de la Commission d’enquête sur la construction.

L'ÉMISSION ENQUÊTES

Paraîtrait qu’il nous réserve de belles surprises. Peut-être qu'il aura aussi sa série un jour à la télé? Et entre parenthèses, chapeau à l’équipe de l’émission Enquêtes, à Radio-Canada qui, en toute indépendance d’esprit, a lancé le bal qui permet maintenant à la justice de savoir où cibler. C’est du grand travail journalistique. Eux aussi ont été sans peurs et sans reproches. Si jamais les mœurs d’attribution des contrats changent dans le futur pour faire place à plus de transparence et d’honnêteté, nous leur devrons une fière chandelle.

Source: LaMetropole.com

QUE FAIRE POUR BIEN FAIRE?

L’an dernier, quand a éclaté le scandale de la collusion dans le monde de la construction, on a entendu : « S’il y avait eu des codes d’éthique, ça n’aurait pas autant dégénéré. » Cette phrase relève de l’incantation ou de la pensée magique, vous le savez autant que moi. C’est vrai que l’éthique permet de baliser les prises de décision et de mieux cerner les insuffisances et les comportements fautifs. Mais elle ne peut fonctionner que si elle est véritablement intégrée dans une culture d’organisation.

UNE LENTE DÉRIVE

Prenons le cas du ministère des Transports (MTQ) décrit dans le rapport de l’Unité anticollusion. Ces dernières années, l’expertise à l’interne a été cassée. Plus personne au MTQ ne savait évaluer le coût réel d’un projet en infrastructure routière. Plus personne ne connaissait à fond le fonctionnement d’un chantier. Plus personne ne se posait les bonnes questions : « Est-ce la bonne épaisseur d’asphalte qui a été utilisée pour cette route? A-t-on choisi le bon diamètre pour les puisards? » Plus personne n’était en mesure de détecter les situations potentiellement problématiques.

ET PENDANT CE TEMPS, QUE SE PASSAIT-IL?

Il se passait que le MTQ avait perdu sa renommée de plus grand bureau d’ingénierie au Québec au profit des firmes de génie-conseil. Il se passait que des organisations criminelles avaient mis les pieds sur les chantiers. Il se passait aussi qu’un système s’était développé entre le financement politique et la collusion. Cela signifie qu’au fil des ans, le MTQ est passé d’une « éthique plus » à une « éthique moins ». Il a commencé à prendre de moins bonnes décisions, à soutenir de moins bonnes actions et à générer de moins bons résultats.

Que l’on parle de la domination dangereuse des firmes de génie-conseil, des dépassements de coûts apeurants, des employés du MTQ condamnés à agir comme gestionnaires de projets plutôt que comme spécialistes, tout s’est lentement détérioré. Pire encore, tout est passé dans l’usage et dans la rectitude. On a laissé faire, sans se scandaliser, sans penser à l’éthique qui veut pourtant dire « responsabilité pour soi » et « responsabilité pour autrui ».

L’ÉTHIQUE NE PEUT FAIRE L'ÉCONOMIE

DE RÉLEXIONS CRITIQUES

Cet exemple du MTQ est parfait pour démontrer que l’éthique doit sans cesse se demander quelles sont les pratiques les plus justes. Elle doit procéder d’une réflexion critique sur les valeurs et sur le sens des actions. Pourquoi ne pas la voir comme un outil de gestion?

Sans éthique forte, une organisation multiplie ses vulnérabilités et ses risques. Dans votre rôle de gestionnaires de projets, vous aurez constamment à rappeler ce qu’est l’éthique et quels impacts sociaux elle provoque. J’ai envie de vous dire ceci : « Pendant vos études, et plus tard pendant votre travail, rappelez aux gens autour de vous qu’il est important de s’indigner devant les injustices dont nous sommes témoins tous les jours. Plus les citoyens seront informés, plus ils seront exigeants à l’égard des décisions gouvernementales. Ce n’est qu’avec des moyens indépendants que nous pourrons gérer les problèmes d’éthique publique. »

Je suis contre toute forme de violence, mais je suis pour que le peuple se réveille dans le respect des droits et libertés. Il faut éduquer, organiser et mobiliser les gens de bonne conscience. L’éthique n’est pas quelque chose que l’on reçoit. Il faut se la fabriquer, se la donner, s’en faire un code de conscience.

MOMENT DE VÉRITÉ

Pour revenir à la collusion et à la corruption, il est temps que l’on se demande si nous avons joué à la roulette russe avec l’éthique, ces derniers temps. Il me semble que oui. Nous avons fait preuve d’une forme de passivité assez évidente. Nous avons accepté, comme société, que nos entrepreneurs, nos firmes de génie-conseil, nos politiciens et nos gens d’affaires vivent des liens de très grande proximité et en tirent avantage. Et, jusqu’à tout récemment, nous trouvions cela presque normal.

C’est pourtant de l’aveuglement volontaire à haut risque. J’oserais même dire que c’est de l’obscurantisme, de l’inconscience et de la naïveté. Le moment de vérité est arrivé. Nous avons aujourd’hui besoin de mesures claires, fortes, et d’une mobilisation générale pour freiner la collusion. On dit que la terreur est un fort instrument de persuasion. Mais le silence aussi. L’heure n’est plus à se taire. Il est temps de « civiliser » la collusion, c’est-à-dire d’en faire l’affaire de tout le peuple, pas seulement des gens reliés au monde de la construction. Cela rejoint la notion de coopératisme et de responsabilisation.

Si vous me demandez s’il est trop tard pour enrayer la collusion et la corruption dans l’industrie de la construction, je vous dirai non. Je refuserai toujours de croire cela. Mais plus le temps passe, plus les choses se complexifient. Plus que jamais, il nous faut compter sur une éthique qui élèvera nos regards à la hauteur de la réflexion critique. Tous les jours, des centaines de milliers de décisions sont prises dans les organisations et la fonction publique. Et s’il n’y avait pas l’éthique pour régir un peu tout cela, ce serait tout simplement la confusion.

J’ai bon espoir qu’avec des gens comme vous, nous tirerons des leçons de ce que nous avons vécu et de ce que nous espérons pour permettre une volonté réelle de « faire de l’éthique ».

Source : Jacques Duchesneau

Professeur associé à l’École nationale d’administration publique

28 mars 2012