Tous les soirs, les journalistes couvrant le conflit entre le gouvernement Charest et les associations étudiantes, entonnent en chœur cette phrase incantatoire : « Les manifestants sont rassemblés au parc Émilie-Gamelin. » Dans un pays normal, les organisateurs des manifestations en appelleraient à la mémoire de Mère Gamelin et les journalistes expliqueraient pourquoi ce parc était ainsi nommé. Mais nous sommes au Québec, pays à la mémoire javellisée.

Est-ce que Mère Gamelin porterait le carré rouge? Difficile à dire. À n’en pas douter, elle accorderait toute son attention aux nécessiteux qu’elle connaissait bien, car elle vivait avec eux et pour eux, contrairement aux bourgeois de la gauche qui excellent dans les discours, mais qui ne savent de la pauvreté que ce qu’ils lisent dans leurs épîtres marxistes.

Quand j’entends cette phrase, je me dis que ce conflit a au moins un effet bénéfique : le nom d’Émilie Gamelin n’a jamais été aussi populaire! Il est vrai qu’en général, le rôle du clergé québécois dans notre histoire est une contrée largement inexplorée. Hormis quelques égarés, ce chapitre pourtant essentiel n’intéresse plus personne, pas même les historiens, si ce n’est pour en dénoncer encore et toujours les « exactions ». Le rôle du clergé n’intéresse pas plus les féministes, et ce, même si les communautés féminines jouèrent un rôle remarquable. Aurait-on idée de rendre hommage à des femmes qui ont prononcé les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance? Non. Toujours est-il que, parmi ces communautés, il y a les Sœurs de la Providence, fondée ici même au Québec. Qui en est la fondatrice? Eh oui, Émilie Gamelin, de son vrai nom, Émilie Tavernier.

Le travail, les sacrifices, l’abnégation et la foi profonde en l’Église, Mère Gamelin en connut les bonheurs et les tourments. Sa vie est une véritable tragédie grecque. Elle naît le 19 février 1800 à Montréal. Elle est la plus jeune de quinze enfants. Elle perd sa mère à l’âge de quatre ans et son père à quatorze. Ces pertes douloureuses annoncèrent de pertes plus douloureuses encore. En quelques années, son mari, Jean-Baptiste Gamelin, meurt, de même que leurs trois enfants. Bien qu’elle s’impliquait déjà dans des organisations charitables, après ces malheurs, elle décide de mettre sa prodigieuse énergie et ses talents d’organisatrice au service des pauvres et des malades. En 1830, elle fonde son premier refuge. En 1936, elle inaugure la fameuse maison jaune, aussi nommée la maison de la Providence. Infatigable, elle n’a de cesse que de trouver les moyens pour bâtir ses œuvres charitables.

Les nombreux bazars qu’elle organise deviennent très connus. Suite aux Rébellions de 1837-1838, elle se rend à la prison du Pied-du-Courant pour offrir des repas chauds aux prisonniers. Son propre frère, François Tavernier, est l’un d’eux. Ce geste lui vaut le surnom « d’ange des prisonniers politiques ». Dotée d’une foi sincère, en 1842, Mère Gamelin fait le vœu de se consacrer exclusivement aux pauvres, aux malades et à Dieu. Le 25 mars 1843, elle fonde la congrégation des Filles de la Charité, Servantes des pauvres et prend le voile. Dans la population, c’est l’appellation de Sœurs de la Providence qui demeurera. Courageuse jusqu’à la fin, alors qu’elle soigne les malades d’une épidémie de choléra, elle en est victime. Elle meurt le 23 septembre 1851.

Mère Gamelin laissera un précieux héritage et, à l’image de sa fondatrice, la congrégation demeura très active. Plus de cent ans après sa fondation, elle sera présente non seulement à Montréal et au Québec, mais aussi aux États-Unis et en Amérique latine. Les bonnes sœurs s’emploieront à aider les pauvres et les malades, mais aussi les infirmes, les vieillards et les malades mentaux. Par exemple, nous leur devons l’érection de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, aujourd’hui Louis-Hyppolite-La Fontaine et de l’école des sourdes-muettes sur la rue Saint-Denis. Depuis quelques années, les Sœurs de la Providence occupent une nouvelle maison-mère dans le nord de Montréal. Dans ce splendide édifice, on peut se recueillir sur la tombe de Mère Gamelin et visiter un musée dédié à sa mémoire.

Le parc Émilie-Gamelin fut ainsi nommé en l’honneur de cette grande dame et aussi en l’honneur de l’Asile de la Providence qui fut construit à cet endroit en 1843. Mère Gamelin, aidée des autres sœurs, y accueillit les malades, les vieux et les infirmes, de même que la fameuse « œuvre de la soupe ». Comme quoi, la présence d’itinérants à cet endroit n’est pas un phénomène récent! Modernité oblige, l’asile fut démoli pour la construction de la station de métro Berri-de-Montigny, aujourd’hui Berri-UQAM. Par la suite, ce terrain devint un monstrueux stationnement. Il fallut attendre le 350e anniversaire de Montréal pour que la ville propose l’érection d’un espace public et on le dédia à la mémoire de cette femme exceptionnelle que fut Mère Gamelin. Elle illustre parfaitement cette force tranquille et cette modestie si caractéristique des Canadiens français. 

Quand vous entrerez dans l’édicule élancé et vitré de la station de métro Berri-UQAM, ou quand vous ressortirez des entrailles de la ville, vous verrez une belle statue de bronze. Elle sera penchée vers vous et vous tendra une main généreuse. Après avoir vu sa cornette, sa longue robe noire et son crucifix, après avoir constaté qu’elle transporte un panier de victuailles destiné à une famille dans le besoin, vous la reconnaîtrez : vous serez en face de Mère Gamelin. Prenez cette main qu’elle vous tend. Elle vous aidera et vous encouragera, comme elle l’a si souvent fait tout au long de sa vie. En notre époque affligeante, Mère Gamelin pourra être une source inépuisable d’inspiration. Jamais les infortunes et les tourments de la vie n’ont pu endiguer ni sa force ni sa foi. Non seulement, son œuvre est digne des grands bâtisseurs, mais Mère Gamelin a su démontrer que le dévouement face aux malheurs d’autrui, le courage devant nos propres malheurs et l’humilité devant le créateur ne sont pas des vertus d’un obscur ancien temps. Elles traversent tous les âges et toutes les époques, jusqu’à aujourd’hui.

Source : LaMetropole.com

MARTIN LEMAY