Mercredi, 13 avril 2016

CONJUGUER L’INCONDITIONNEL

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J’y reviens régulièrement. En orbite autour du sujet. Vous n’avez pas d’enfant.s? Oubliez ça, vous n’êtes pas concerné.e.s, ou de si loin. C’est avant tout l’apanage des parents, plus spécifiquement celui des mères. Aimer.

 
Ça me rejoint ce qu’André Baechler en dit: « Le verbe aimer est sans doute le plus flou dans sa signification et le moins bien défini de la langue française. Il est également le plus incompris de notre société parce qu’une approche rationnelle et cartésienne est tout simplement impossible. Il est entouré de nombreux tabous, restrictions, barrières, conventions, jugements et limitations. Il est souvent synonyme d’attachement et de dépendance, au point que nombreux sont ceux qui pensent que la jalousie est une preuve d’amour. »

(Voir aussi l’article du 16 décembre 2015, Faire ou être l'amour).

Bien que le mot soit indéfini, il est utilisé ad nauseam dans les relations parents-enfants. De plus, l’inconditionnalité de l’amour n’a pas un demi-siècle d’histoire. Ça ne l’empêche pas pour autant d’occuper de plus en plus de place au sein des conversations lorsqu’il est question d’enfants en bas âge, jusqu’à l’arrivée de la phase adolescence où le discours tend à se tiédir, et les doses d’amour initiales à diminuer, au moins en paroles.

Car, de petits anges qu’ils sont, (malgré leur caractère parfois acariâtre, impatient, malgré le fait qu’ils nous font lever ou coucher à des heures impossibles, qu’ils se chicanent sans arrêt entre frère et sœur, qu’ils ne supportent pas la nouvelle personne qui partage notre vie, éveillant en nous des peurs - ô combien drainantes et qu’on ne croyait même pas possible de porter - quant à leur état de santé,  aux potentiels d'accidents, d'abus et violence à leur endroit, sans parler de la mort qui pourrait les guetter…) bref, de petits anges qu’ils sont donc en apparence, l’âge, l’éducation, la culture, leurs propres choix de vie peuvent les transformer, à nos yeux et selon nos attentes, en démons.



Que diable avons-nous fait, où avons-nous péché par excès ou carence pour que nos sentiments se soient émoussés dans le temps? Parce qu’aimer inconditionnellement s’est dissipé, parce que l’investissement émotionnel ne rapporte pas l’intérêt auquel on s’attendait, on se demande où est l'erreur. L’enfant qui grandit se métamorphose et remet en question nos attentes. Il se responsabilise, devient autonome, quitte la dépendance qui existait entre lui et ses parents. Le parent, bien souvent, se sent délaissé, abandonné, non reconnu pour tout ce qu’il a fait. Aussi longtemps qu’il ne vole pas de ses propres ailes, n’entre pas trop en conflit avec l’autorité parentale, l’amour inconditionnel semble être le vecteur officiel de la relation.

Néanmoins, comme on vient de le voir, cet amour est ébranlé dès l’instant où le parent se sent floué. Il n’y a pas, à ma connaissance (limitée), de parents qui donnent sans avoir en arrière pensée un sentiment de reconnaissance, un besoin de confirmation que ce qu’ils accordent leur reviendra un jour de façon égale ou supérieure à leur propre investissement. Le don inconditionnel n’existe pas, pas plus que l’amour inconditionnel. Ou l’on se flatte soi-même du geste, ou on l’espère de notre entourage. L’anonymat (dans le don) n’est pas un gage d’absence de conscience envers soi-même on demeure conscient de l’intention qui nous motive.

Pourquoi l’amour inconditionnel ne peut pas exister? Tout simplement parce qu’il spécifie qu’il soit sans condition. Or, quel constat saute aux yeux de prime abord? Que cet amour se passe toujours, première condition, entre un parent et son propre enfant. Ensuite, ce concept d’amour tant vanté, ce sont les femmes en particulier qui  semblent en faire l’expérience. Rarement entend-t-on les pères jubiler d’amour inconditionnel pour leurs petits. La gêne? La honte? La difficulté d’exprimer émotions/sentiments? Pas suffisamment attaché à l’enfant? Allez savoir. Plus encore, quel enfant devenu adulte manifestera un amour inconditionnel à ses parents? Où trouve-t-on  un tel playdoyer? Dans le cas d’un couple uni, harmonieux, est-ce que l’un des deux, ou les deux, s’étreignent fréquemment, la bouche à l’oreille, pour se dire à quel point ils se vouent un amour inconditionnel? Nan.



Quelles sont les personnes sans enfant que l’ont peut citer par dizaine ou plus, dont la capacité d’amour inconditionnel pour tout ce qui ne leur appartient pas en termes de gamins serait des exemples démontrant que cet amour est possible? Ne me sortez pas les sœurs de congrégations à la sauce Mère Teresa ou du style prêchi prêcha de Ghandi. Elles/ils avaient des intérêts pas mal plus économiques et politiques (sexuels?) que l’illusion de leur bonté.

On peut facilement questionner la manière que certains  parents ont d’éduquer leurs enfants, trouver que leurs méthodes vont  à l’encontre du développement créatif et illimité de l’enfant. Pourtant, le parent  croit fermement que son amour agit comme un miracle, qu’il  protège et assure la sécurité de l’aimé.e. Il dit donner sans compter. Ce qui est mensonge. Sinon, pourquoi ne pas donner à toutes ces personnes dans le besoin, plus criant que le besoin de notre propre enfant qui ne manque de rien? Parce que ça serait perçu comme jeter de l’argent par les fenêtres, sans retour sur l’investissement.

Le principe de l’investissement est simple: il faut que ça rapporte, peu importe comment (émotions/sentiments, gratitude, argent). Cela nécessite un résultat tangible et palpable, rien de moins.  Qui de mieux placé qu’un enfant pour recevoir nos dépôts, nos débordements d’affection dans la banque enfantine, pour un jour récolter les semences? En enfantant, on reçoit le sceau officiel de la société, citoyen.ne.s responsables, gens de bonnes mœurs, personnes qui contribuent à maintenir l’espèce. Mais encore. Gratification personnelle, égoïsme, narcissisme parentale.



Pourquoi sont-ce les femmes qui s’accaparent le plus  cette tendance à l’amour inconditionnel, ou du moins à s’y conditionner? Elles veulent prouver qu’elles sont dignes d’être mère? Qu’être une femme et reconnue comme telle passe nécessairement par la maternité? Et les hommes, que fuient-ils en s’en tenant au silence? Ils ne s’identifient pas à cette capacité d’aimer inconditionnellement? Extérieur au couple mère/enfant, ils se sentent rejetés, éprouvent de la difficulté à se nicher entre les deux et se rabattent, au choix, sur le travail, les loisirs, la boisson, la dope et les autres femmes, se définissant plus aisément par  une position sociale remarquée que dans un rôle de père qu’ils considèrent  en l’occurrence secondaire?

On dit que l’on donne de l’amour à nos enfants, mais c’est toutefois sans perdre de vue qu’ils devront nous le remettre. Ils auront la charge, le poids de le reconnaitre, de nous assister dans les moments pénibles que nous pourront traverser, d’être à nos côtés en cas de maladie. Puisque les enfants sont dans notre vie, jamais, en principe, devrions-nous  expérimenter la solitude, pense-t-on, puisqu’ils seront toujours là pour nous, au même titre que nous l’avons été pour eux. Bonjour la pression.

Combien de temps l’amour inconditionnel dure-t-il? Trois ans? Haha. Il dure au moins jusqu’à ce que la naïveté, l’innocence de l’enfant disparaissent. Il disparait en même temps que la rébellion de l’enfant nous saute au visage, quand il se met éventuellement à mentir comme il respire, à voler, à se battre, à se droguer, à se prostituer, à nous envoyer chier, à tuer, à établir son chez lui en prison. Tous nos efforts de protection par cet amour s’envolent ainsi, devenant cendres au vent de la déception, de la résignation, de la faillite de ce qui nous a tant motivé à nous oublier pour ce dernier. Avoir su?



De peine et de misère arrive-t-on soi-même à s’accepter, à ne plus se juger, se culpabiliser, à prendre soin de son être. Et l'on s'entête à répéter le même pattern, projeter à l’extérieur de soi un monde idéal (avec l’espoir qu’il sera meilleur que le notre), sous prétexte que nous sommes en mesure d’offrir inconditionnellement de l’amour, aspect qui nous aurait tellement manqué dans le passé? Quel esprit tordu pour imaginer un tel scénario,  pour édifier un tel  moyen de se détourner de ce qu’on l’on vit et ressent, motivé par cette croyance, par cette peur que l’enfant n’a pas choisi sa vie, qu’il n’est pas créateur de ce qu’il vivra. On l’inondera donc jusqu’à épuisement de nos forces (et des siennes) de cette notion abstraite d'amour. L’inconditionnel ne se conjugue décidément pas.

Mise en forme par Anne Mergault (La Plume Affûtée). Directrice Web, correction, images, Annie Tremblay. Merci à vous.

ÉDITIONS 180 DEGRÉS

LA CONTROVERSE DE L’ÉGALITÉ
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