Mercredi, 20 avril 2016

LA NOBLESSE DU COMPLIMENT

par

« Eu’r’garde le criss de bébé » dit le père de l’enfant avec violence à un copain assis en face de lui, qui refuse de jeter un coup d’œil sur la photo du bébé du couple. Tragédie de l’approbation commune.

 

Il s’agit d’une comédie des très prisés sketchs de Like-moi. Un des deux couples attablés à une table de restaurant montre sur un iPhone la photo de leur bébé et souhaite à mots découverts que le couple d’en face y aille de leurs éloges sur ce dernier. Leur amie de fille ne se gêne pas pour qualifier le bébé de beau. Or, comme un pavé dans la marre, son conjoint refuse de jeter un coup d’œil à  la photo.

C’est le drame. En refusant de se prêter au jeu, sous prétexte que le couple au bébé ne serait pas prêt à accepter que quelqu’un leur dise que leur bébé est laid, il s’abstient de tout commentaire. L’irritation, la honte, la colère fait place à l’harmonie qui semblait régner entre les 4 personnages.  



Le débat, ou plutôt l’indignation, tourne autour de la beauté du bébé. Tout le monde, selon les convives, apprécie et trouve beau les bébés, sauf le Hugo en question. Il a dans les circonstances une lucidité qui lui vaut d’être pris à parti. Ce qu’il fait valoir est non pas que le bébé soit beau ou laid mais bien l’accord implicite face à un bébé qui nous oblige à le considérer beau, même si par inadvertance il se trouverait à être laid. Au lieu de faire semblant, de vouloir plaire à tout prix, il s’abstient de juger. Car dans les faits, complimenter, c’est avant tout juger.

Anodin de prime abord, le compliment parait relever de la politesse, du savoir vivre, Mais il  n’en est rien. Dès que nous qualifions une personne ou une chose, nous portons de facto un jugement. Quand le jugement nous flatte dans le sens du poil, que nous le sollicitons, nous sourions, rougissons. La plupart du temps, il est bienvenu. À d’autres moments, quand il nous déstabilise parce qu’inattendu, il nous choque, nous frustre. Nous n’avons qu’à songer à la mésaventure de la petite robe blanche que portait la journaliste, chroniqueuse et auteure Judith Lussier, qui fit couler beaucoup d’encre. (Billet du 30 juillet 2013, Urbania).

Elle traduit cette expérience en ces termes: « Je suis la personne la plus mal à l’aise sur Terre quand je reçois un compliment. Je ne sais jamais quoi dire, quoi faire. » « Quand un inconnu dans la rue me dit «yo t’es belle», je paralyse en dedans et je prends tout mon petit change pour poursuivre ma route en ruminant. Pourquoi me dit-il ça? De quel droit s’autorise-t-il? Quelles images défilent dans sa tête? Ce sont des compliments, et pourtant, je me sens exactement comme lorsque j’étais la cible d’intimidateurs au primaire. »


Photo: Daphné Caron

Je n’irai pas, comme elle le prétend, jusqu’à affirmer que ce type de comportement est dû à l’inégalité entre les femmes et les hommes. Le point important à souligner reste la réaction que nous pouvons avoir lors d’un jugement, que le politically correct nomme compliment:  se sentir attaqué, ignorer les motifs de l’intention, être déstabilisé. Il sert à toutes les sauces; pour approcher des inconnu.e.s, comme stratégie d’intimidation, de séduction, mais par-dessus tout,  il s’élève en position de juge qui décide ce qui est beau, bon, acceptable, laid, mauvais ou inacceptable.

Notre insécurité nous pousse certainement à qualifier tout ce qui bouge. Dans le besoin de nous élever au-dessus de la mêlée, performance oblige, la course à la recherche de la sanction en notre faveur fait des pieds et des mains. En complimentant tout un chacun, le retour de l’ascenseur pour soi ne peut être qu’une question de temps. Alors autant en mettre plus que ce que la/le client.e  demande. En regardant le sketch de Like-moi ou l’évènement de J. Lussier, le consentement souhaité qui ne vient pas ou la surprise d’être complimenté ne créent que de la confusion, du malaise. Attentes insupportables d’un bord, sentiment d’agression de l’autre.

Tandis que nos humeurs changent au quotidien, nous passons d’un état à l’autre. Qu’on nous parle de nos œuvres, de notre travail, de notre service, de notre écoute, de nos vêtements,  chaque jour nous entendons des remarques qui nous dressent les cheveux sur la tête, nous fâchent ou nous font nous sentir joyeux, léger, le temps que ça dure.



Ce n’est autre qu’une marchandisation des objets et des sujets, en leur prêtant une valeur arbitraire, ou en la leur soustrayant. En somme, tout est neutre. La polarisation ne dépend que de nous. Nous apprécions, ou pas, selon notre éducation, en fonction de la culture et de la société dans lesquelles nous baignons. En quoi un compliment devrait-il nous faire plaisir? Alors que ce qu’une personne pense de nous ne nous regarde finalement pas.. De quoi je me mêle! Besoin d’être rassuré par autrui? Manque de confiance en soi au point de croire uniquement en leur parole?

Qu’est-ce que cela nous apporte de plus que d’être complimenté? Souhaiter plaire à tout le monde n’est pas réaliste et génère même une grande misère intérieure. Et avec la surenchère qu’offre la mode des selfie, nous assistons à cet égarement comme à « un allant de soi ». Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Tabler sur les apparences, mettre k.o. ou élever au rang d’idole. Deux cas de figure qui nous présentent des attitudes et des comportements qui ne font pas l’unanimité, si ce n’est celle d’une pénétration forcée dans notre bulle, sans notre accord.

À ce titre, nous sommes des gestionnaires de sollicitations. Ou bien on nous en veut de ne pas suivre l’approbation conventionnelle pour un.e tiers, ou bien on nous en veut de ne pas accepter la décharge émotionnelle pour soi. Nos réactions varient d’une personne à l’autre, au point que dans les extrêmes, certains adopteront des conduites de « low profile »,  afin d’attirer le moins possible les regards, les remarques: se vêtir autrement, en portant des vêtements plus amples, qui ne définissent pas les courbes du corps, prendre du poids ou à l’inverse en perdre, réduire les sorties en public etc. D’autre part, nous verrons aussi que le maquillage, la mode vestimentaire, les opérations chirurgicales de toutes sortes viendront à la rescousse des libidos plus incertaines. Tout et n’importe quoi, afin d’atteindre le maximum de compliments ou de les fuir, jambes à son cou.



Dans certains pays, de plus en plus nombreux en l’occurrence, une solution drastique s’applique, principalement contre les femmes. Les compliments, les jugements disparaissent sous les voiles. Fini le temps ou les inconnu.e.s nous apostrophaient sans crier gare avec un désir  bave à la bouche. Évidemment que ce n’est pas la solution. La solution est individuelle et personnelle. Voulons-nous continuer d’accorder le bénéfice du doute aux autres au sujet de notre propre valeur,  leur permettre de nous placer en position de malaise ou de bien-être?

Y a-t-il encore un espace en soi, hypocrite, qui dira merci alors que nous ressentons plutôt de dire « mange de la mar.. » en guise de réponse à un compliment? Ou bien fuirons-nous dans la malhonnêteté, comme le personnage d’Hugo, qui accepte en dernier lieu, sous pression, de mentionner qu’il trouve que le bébé est beau  alors qu’il tait la vérité pour ne pas blesser ni le couple au bébé ni sa conjointe. Cette demi-vérité, ce mensonge, offense plus qu’il ne réjouit. Consternation.

La vérité, c’est que le compliment refoule nos émotions et sentiments qui sont authentiques pour nous-mêmes et dont nous refusons de partager. Une occultation de nos ressentis par projection sur autrui, simplement pour se protéger de nos peurs de déplaire, d’être rejetés, mis à l’index, pointés du doigt. C’est gentil de votre part de m’avoir lu. (Je vous juge).

Remerciements à Anne Mergault (La Plume Affûtée), mise en forme. Annie Tremblay, directrice Web, correction, images

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